L'économie est-elle une science ?
L’économie est-elle une science ? Est-ce qu’il s’agit d’une discipline rigoureuse capable de nous offrir des réponses universelles et fiables ? Ou plutôt d’une activité pratico-pratique basée sur l’expérience, axée sur une gestion pragmatique de nos finances et ressources ? La question s’est posée à la publication d’un livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg [1] en septembre 2015.
Les auteurs parlent de « négationnisme économique » pour dénoncer certains esprits critiques et sceptiques. Ces derniers rejettent les résultats et les méthodes de la science économique qui seraient soumis à des intérêts personnels, des idéologies ou des préjugés. Dans leur sillage, l’économie se trouve accusée de manquer de rigueur, voire de se faire passer pour une science alors qu’elle n’en est pas une. C’est la définition même des pseudosciences : des analyses a posteriori pour justifier des prédictions fumeuses ou lunaires. Le tout pour justifier des politiques gouvernementales sans fondement scientifique solide. On sent la colère. Mais est-ce si simple ?
L’économie sous le feu des critiques : les prédictions erronnées
Premier point qui fâche depuis des décennies : les échecs des prédictions économiques. De tout temps, des économistes renommés ont succombé à la tentation de proclamer leurs certitudes avec assurance.
Thomas Malthus (1766-1834), penseur du XVIIIe siècle, craignait que la croissance de la population dépasse la production de nourriture, menant à des famines. Sa préconisation, du coup ? La restriction démographique : ceinture de chasteté pour tous ! Encourager les gens à se marier plus tard et à avoir moins d’enfants pour éviter cette crise. C’était sans compter les progrès dans les domaines de l’agriculture et de la technologie, qui ont permis de subvenir aux besoins alimentaires d’une population en constante augmentation.
Paul Krugman (né en 1953), prix Nobel d’économie, a affirmé en 2005 que la croissance d’Internet ralentirait drastiquement et que son impact sur l’économie ne dépasserait pas celui du fax. Or Internet a modifié, et pas qu’un peu, les méthodes de communication, les pratiques commerciales et les processus d’innovation dans pratiquement tous les domaines d’activité.
Les échecs fracassants de certaines politiques économiques
Malheureusement il arrive (souvent) que les préconisations ne restent pas lettres mortes, et soient appliquées par les gouvernements. Dans la série des plantades spectaculaires, les esprits critiques recensent quelques politiques économiques désastreuses, mises en œuvre sur la base de théories pour le moins inadaptées à la situation.
La Smoot-Hawley Tariff Act (1930) aux États-Unis, qui avait pour but de protéger l’industrie américaine en augmentant les droits de douane. La théorie sous-jacente ? Le protectionnisme, qui prône comme son nom l’indique la protection des industries naissantes d’un pays contre la concurrence étrangère jusqu’à ce qu’elles deviennent compétitives[2] Sauf que cette loi a fini par aggraver la Grande Dépression en réduisant les échanges internationaux.
En Union soviétique, Staline a mis en place la collectivisation forcée des terres agricoles. La théorie sous-jacente ? Le marxisme-léninisme. L’objectif ? Établir in fine une société égalitaire avec des ressources contrôlées collectivement par l’État. Le résultat ? Une famine dévastatrice, en particulier en Ukraine (Holodomor), et une modernisation agricole qui a fait long feu.
Plus près de nous Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, a publiquement sous-estimé les risques associés aux produits dérivés (ces instruments financiers qui parient gros sur le prix des actifs et le comportement futur des marchés). Greenspan a aussi minoré les risques associés à l’endettement massif des entreprises et des ménages. La théorie derrière cet aveuglement ? Le néolibéralisme qui suggère que les marchés peuvent corriger eux-mêmes les déséquilibres sans intervention extérieure. Résultats : plus de quatre millions de logements saisis et 2,6 millions d’emplois détruits aux USA.
Le pompon si je puis dire, c’est que l’Europe a opté pour des solutions économiques neolibérales pour endiguer la crise économique de 2008. Toujours sur la foi des économistes experts.
Les fondements économiques sur sièges éjectables
Parfois ce sont carrément les théories fondamentales elles-mêmes qui sont remises en question. La notion de rareté, par exemple, est de moins en moins considérée comme un pilier intouchable de la pensée économique. Elle fut théorisée au XVIIIe siècle par David Ricardo (1772-1823). L’idée, c’est que que les ressources seraient naturellement limitées en ce bas monde, et que la rareté obligerait de facto les individus et les groupes à les répartir par des savants calculs, déshabillant Paul pour habiller Jacques.
Or, il devient évident que la rareté n’a rien de naturel. Elle découle de structures économiques basées sur la propriété privée mais aussi parfois sur l’accaparement des ressources d’un groupe humain par un autre. Elle découle aussi de la dynamique de l’offre, de la demande, et des distorsions possibles sur les marchés.
La période de prospérité des Trente Glorieuses et le plein emploi des années 1950-1970 en France était en partie basée sur l’appauvrissement des colonies ou anciennes colonies, ce qui revenait à une fabrication et une gestion de la rareté au profit d’une zone géographique dominante. En réalité, la nature ne connaît pas la rareté. Prenons le cycle de l’eau dans la nature, un processus continu d’évaporation, de condensation et de précipitations, qui assure une ressource en eau renouvelable et abondante tant qu’il reste équilibré. De même, les forêts, lorsqu’elles sont gérées de manière durable, peuvent fournir du bois et d’autres ressources de façon continue, grâce à leur capacité de régénération naturelle. En revanche la rareté est une conséquence de nos systèmes économiques modernes, qui détruisent les ressources en les consommant.
Un autre concept fait l’objet de critiques : le mythe du progrès qui sous-tend la notion de croissance. Que dit ce mythe ? Il affirme la croyance en un progrès neutre, automatique et absolument désirable, car il stimule les économies à tous les coups. Or cette notion est largement décriée. Des chercheurs comme Jacques Ellul, Lewis Mumford, Ivan Illich ou André Gorz et Serge Latouche en France, ont mis en lumière les effets négatifs du progrès technique sur la société et l’environnement. Ils ont déroulé les conséquences environnementales, comme la pollution ou l’épuisement des ressources, et les impacts sociaux, tels que l’aliénation et l’inégalité.
Si on ajoute à ces remises en cause les liens incestueux entre les économistes et les institutions financières qui bénéficient de leurs analyses complexes, (à voir dans Inside Job, 2010),. on comprend que la théorie économique, et par extension l’économie en tant que science, devienne de plus en plus impopulaire auprès du public.
Sauf que l’économie est partout, depuis toujours
Le terme « économie » dérive du grec ancien « οἰκονομία» (oikonomía), une combinaison de « oikos» qui signifie maison et « nomos» pour loi ou règle. Littéralement, le mot se traduit par « administration d’un foyer ». On parle ici des actions essentielles telles que l’addition, la soustraction, affecter des ressources ici, et en enlever de là.
Imaginons une fillette qui reçoit de l’argent de poche chaque semaine. Au lieu de le dépenser tout de suite, elle choisit de l’économiser pour s’acheter un vélo. Chaque fois qu’elle reçoit son argent, elle doit décider : soit elle achète des cartes Marvel ou des balles rebondissantes maintenant, soit elle met cet argent de côté pour le vélo. En faisant cela, elle applique des principes économiques basiques, comme gérer son argent, évaluer ses choix (dépenser ou économiser) et planifier un achat futur. Si au contraire elle dépense tout son argent, elle ne pourra pas s’acheter de vélo. De ce point de vue, l’économie, loin d’être un mal, est plutôt une manière de maximiser ses moyens pour réaliser son rêve. Qui repose sur une branche des sciences mathématiques : l’arithmétique.
En vrai, si la pensée économique moderne date du 17ème siècle, les civilisations antiques telles que la Mésopotamie, la Grèce ou la Chine avaient déjà une compréhension basique de l’économie. Chez les Grecs anciens, Xénophon (vers 430 avant J. -C. -vers 355) et Aristote (384 – 322 av. J.) traitaient l’économie comme une science à part entière, axée sur la gestion efficace des ressources et des biens et le rôle de l’échange, que ce soit dans le cadre familial ou au niveau de l’État.
Que s’est-il passé au 17ème siècle ? Eh bien l’économie, telle qu’on la connaît aujourd’hui, a pris son essor avec le mercantilisme [3]. Puis elle s’est véritablement établie avec les travaux d’Adam Smith au 18ème siècle, avant de connaître le tsunami de mathématisation des sciences à partir du 19ème. Cette mathématisation dépasse très largement l’arithmétique pour embarquer, au hasard, la théorie du chaos, la mécanique quantique, la théorie des jeux, ou la géométrie fractale. C’est d’ailleurs pour cette raison en partie que Pierre Cahuc et André Zylberberg affirment que, oui, l’économie est une science. En tant que telle, la science économique devrait être réservée aux scientifiques, et ne pas être instrumentée par des décideurs pleins d’arrières-pensées ou d’idéologies qui ne sont pas équipés conceptuellement pour les comprendre.
Les sciences et l’erreur : preuve de la scientificité de l’économie
Précisons qu’en sciences, l’erreur est non seulement une possibilité mais un élément crucial du processus d’apprentissage et de découverte. J’en parle dans cet article sur l’histoire des sciences. La pensée scientifique, et les applications pratiques qui en découlent, avancent grâce à un processus itératif de formulation d’hypothèses, d’expérimentation et de révision basé sur les résultats obtenus. Ces résultats peuvent souvent contredire les théories consacrées, ce qui mène à leur ajustement ou à leur remplacement par de nouvelles théories plus adéquates. Ce processus d’auto-correction, fondamental dans la méthode scientifique, est une preuve de la dynamique de recherche de vérité qui caractérise la démarche scientifique.
L’économie, en tant que discipline, n’échappe pas à cette règle. Les prédictions économiques qui se sont avérées erronées, comme celles mentionnées précédemment concernant Malthus ou Krugman, ne disqualifient pas l’économie en tant que science. Au contraire, elles témoignent de sa nature scientifique. Les théories économiques se construisent et évoluent à travers des hypothèses qui, confrontées à la réalité, peuvent s’avérer erronées.
Le vrai problème avec l’économie, ou plutôt les économistes, c’est peut-être la place qu’ils ont pris dans la réflexion politique, leur ambition parfois démesurée de vouloir créer des lois universelles pour construire des modèles prédictifs qui vont motiver des décisions dans la vraie vie des gens.
Les limites de la modélisation économique
Qu’est-ce que la modélisation en économie ? Le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFI) nous donne cette définition de la modélisation : « Opération par laquelle on établit le modèle d’un système complexe, afin d’étudier plus commodément et de mesurer les effets sur ce système des variations de tel ou tel de ses éléments composants. » Pour faire simple, c’est un peu comme la matrice d’un jeu de stratégie qui tente de reproduire et d’extrapoler le fonctionnement de l’économie réelle. Les analystes s’en servent pour comprendre et prédire les dynamiques de marché et les interactions financières, que ce soit pour pays, une zone étendue ou le monde entier.
Ces modèles sont omniprésents dans les bureaux d’experts et les ministères, et pour cause : ils transforment habilement la complexité du monde réel en outils structurés et clairs pour la prévision et l’expérimentation sans risque, tout en favorisant une compréhension approfondie. Ils sont parfaits, en théorie, pour stimuler l’innovation et le progrès.
Un exemple ? Les constructeurs automobiles utilisent des modèles économiques pour anticiper la demande des consommateurs en fonction des prix, des caractéristiques des véhicules et du contexte économique. Les conclusions modélisées influencent clairement leurs choix de production et de tarification. Idem pour les urbanistes, entre autres dizaines d’applications possibles, qui utilisent des modèles économiques pour concevoir des projets urbains durables et rentables tout en répondant aux besoins de la population. Le principe ? Les analystes traduisent les interactions sociales et autres mouvements a priori chaotiques et aléatoires en équations, graphiques et simulations informatiques.
Or, là où le bât blesse, c’est lorsque ces modélisations se muent en leviers d’action qui impactent concrètement le quotidien des citoyens. Dans ces cas-là, nos joyaux de précision, capables de distiller la complexité en simples variables et équations se transforment en machines à broyer les destins et les familles.
Pour reprendre l’exemple de la crise financière de 2008, les humains et les institutions ont gravement fait mentir les prédictions des modèles. Pour commencer, les banques et autres acteurs du marché se sont montrés trop confiants (ou cupides) : ils ont accordé trop de prêts hypothécaires risqués. S’en est suivi un comportement moutonnier qui a aggravé la situation et créé une bulle immobilière insoutenable, avec des prix qui augmentaient artificiellement. Bref, l’application de la modélisation dans les politiques économiques mène à des résultats désastreux qui affectent la vie de millions de gens. D’où les mouvements de rejet observés ici et là.
Alors : faut-il reléguer les sciences économiques au rang de pseudosciences ?
Je répondrai Non, ne fais pas ça malheureux·se. À mon humble avis, plus nous nous méfions de l’économie, plus nous devrions l’étudier. D’abord parce qu’elle n’est pas près d’être bannie des cabinets ministériels et autres assemblées qui décident de notre avenir. Et ensuite parce qu’elle fait partie du bagage culturel de l’honnête homme des 20ème et 21ème siècles. En nous familiarisant avec cette discipline, nous comprenons mieux les problèmes sociaux et affûtons nos compas pour choisir nos dirigeants en connaissance de cause. Contrairement aux pseudosciences qui sont le tombeau de notre énergie et de notre temps précieux sans aucune contrepartie satisfaisante, les conclusions émanant de l’économie, qu’elles soient erronées ou non, impactent directement nos destins. Autant les garder à l’œil. Et reconnaissons que trouver du plaisir dans l’étude de l’économie est la meilleure façon d’élargir nos horizons, de gagner en autonomie dans le monde complexe des affaires et de la finance et, pourquoi pas, participer activement à la construction d’un monde plus équitable et durable.
Et vous, plutôt fan de l’économie, complètement allergique, ou quelque part entre les deux ?
[1] Le Négationnisme économique et comment s’en débarrasser, Flammarion
[2] Avant d’adopter le libre-échange au milieu du 19e siècle, le Royaume-Uni a largement utilisé le protectionnisme pour développer ses industries, en particulier durant la période de la révolution industrielle.
[3] Entre le XVIème et le XVIIIème siècle, le mercantilisme a mis en avant l’importance du commerce à grande échelle comme un moyen essentiel d’enrichissement des nations. Pour optimiser les fruits de la colonisation, de l’essor du commerce international et organiser la montée en puissance des États-nations, il a construit l’idée que l’État devait peser activement dans l’économie pour favoriser l’accumulation de richesses nationales. Les réflexions issues de ces concepts ont posé les bases des sciences économiques modernes.
Voilà qui donne à réfléchir dans de nombreuses directions : l’universalité des règles économiques, leur lien avec les civilisations, le lien entre économie et bonheur… Pour ma part, je m’interroge sur l’intemporalité des règles « scientifiques » concernant l’économie : Le « milieu » change (technologie, changement d’échelle avec la mondialisation…) et je me demande quelles sont les règles qui en sont impactées, et quelles sont celles qui restent universelles…
Excellente question en effet, que celle de savoir les règles indépendantes de l’état des sciences et des technologies. Merci pour ces pistes à creuser !
Un article qui donne matière à réflexion… et qui pousse à voir l’économie sous un autre angle. Bravo !
Merci Jessica ! Tout est économie, je ne m’en suis rendue compte que tardivement !
Comme pour tous les sujets la diversité, la contradiction est importante. On pense souvent l’économie comme une science fiable mais finalement il ya toujours un traitement et un biais humain. On va traiter les sujets qui intéressent ou qui ont été sollicités. On trouve que ce que l’on cherche.
Oui, exactement ! On trouve ce qu’on cherche, je n’aurais pas dit mieux, surtout dans ce domaine 😉
Merci pour ton article que j’ai apprécié et qui défend l’étude de l’économie comme essentielle pour comprendre les dynamiques sociales et économiques, et rejette son assimilation aux pseudosciences, même si je dois admettre que le « négationnisme économique » a de bons arguments avec les échecs de prédictions économiques, comme ceux de Malthus ou Krugman, et des politiques économiques désastreuses. Pour moi qui n’ai pas fait d’études d’économie, l’économie est un peu comme la météorologie. C’est une science et un domaine fondamentaux de notre vie, mais dont il reste encore difficile (au moins pour le moment) d’arriver à prendre en compte tous les facteurs qui interviennent.
Merci pour ton retour cher Dieter. Je partage ton ressenti à 100%, je me rends compte que l’économie est une discipline à part, qu’il faudrait prendre le temps d’étudier en profondeur vu son impact dans nos vies mais aussi dans tous les autres domaines de connaissance !